Joe Matt est Marathon Man

Publié le par Kadjagoogoo

jmf.jpgOu, selon l'expression consacrée, comment sortir lessivé de séances intensives de lessive à la main...

C'est donc à la faveur de ma lecture du dernier ouvrage autobiographique de Joe Matt que j'inaugure (enfin !) ce blog - mon premier à ce jour - que je voudrais dédier à mes combats esthétiques, pour reprendre la belle formule d'Octave Mirbeau.

Voilà donc des nouvelles de l'exaspérant (son épouvable égoïsme, entre autres "vertus cardinales") loser américain décomplexé, clandestinement établi au Canada et qui fait une fois de plus avec un exhibitionnisme stupéfiant (et, avouons-le, fascinant) la chronique anarchique de son quotidien minable et débilitant.
En effet, nous pénétrons ici au royaume du système D, de la débrouille mesquine, des calculs sordides et de la radinerie bien avisée ; le tout nuancé (?) par une passion avide pour la pornographie dans laquelle notre hédoniste investit le peu d'argent qu'il daigne dépenser (le reste est scrupuleusement placé).
Car faute d'avoir une petite amie (il a plaqué la dernière en date et alterne depuis entre remords et ressentiment aigre envers elle), Joe Matt collectionne frénétiquement les vidéos pornos, qu'il compile soigneusement et édite méthodiquement (il faut le voir s'acharner à éradiquer systématiquement les passages émollients que sont pour lui les gros plans sur les visages et les fessiers masculins) ; il constitue ainsi, de son propre aveu, des "réserves" dans l'optique de la censure probable que pourrait exercer son éventuelle future copine. Il est donc ainsi partagé entre désir sincère de briser la spirale de misère affective et sexuelle de son célibat durable et exclusif, et peur panique de la perte de liberté qu'une relation amoureuse pourrait induire.
Cruel dilemme, donc, que celui de ce marathonien en chambre, narcissique et pathologique, consummé par une obsession morbide qu'il cultive complaisamment et qui, de surcroit, en fait la risée de ses (rares) amis.

undefinedTout cela c'est bien beau, me direz-vous, mais ça ne casse pas trois pattes à un canard... Et pourtant. L'intérêt majeur d'un tel déballage de sordidité et d'indigence affective et matérielle tient dans la lucidité de notre (anti-)héros, parfaitement conscient de la gangrène qui le gagne et le ronge à force de vivre ainsi, aussi pathétiquement ; à force de s'infliger cela, surtout. Car il ne subit pas totalement cette vie minimaliste, ce vivotage dénué de la moindre ambition. Au contraire, il est même la victime consentante et contradictoire d'une avarice crânement rationnalisée et de comportements compulsifs (tels la masturbation et la collection de comic strips) dont il n'ignore rien du rôle néfaste qu'ils jouent dans sa (non-)vie.
Puisqu'en fait cette bande-dessinée, sous couvert d'un misérabilisme assumé, nous démontre combien il est faible et dangereux de céder à la tentation d'activités compensatoires, plaisirs faciles et autres dérivatifs pernicieux, véritables caches-misère d'une existence qui peut alors s'enliser dans une dynamique déplorable.
Oui, ce livre, dans la souffrance morale qu'il met en évidence chez son protagoniste pris au piège de son écoeurante et délirante logique économique, ce livre est avant tout un édifiant et douloureux témoignage sur les dangers de la sclérose autarcique ; où comment dénoncer de l'intérieur les ravages d'une dérive (mono-)maniaque, à travers cette addiction nocive à la pornographie qui, par son corollaire - un onanisme effrené - engloutit l'énergie et, ce faisant, rogne la créativité de celui qui en est atteint.
Entre auto-indulgence (pour ne pas dire auto-satisfaction) et auto-critique, la détresse psychologique d'être témoin de sa lente déchéance ; se rendre soi-même indisponible à une alternative salutaire et ne plus réussir à se voiler la face : voilà bien le drame de cette histoire qui, par ailleurs, n'en reste pas moins cocasse et émouvante, même.

S'il vous a séduit, le tragique ordinaire ici décrit, jamais exempt d'humour, d'auto-dérision et d'humilité, devrait vous inciter à enchainer avec la lecture d'une autre BD supérieure : Alex, de Mark Kalesniko (j'espère d'ailleurs bien lui consacrer un autre de mes articles) qui traite de la même difficulté, à savoir concilier ambition artistique et faiblesse humaine. Quant à cette pérennité de caractère adolescents chez l'adulte qui l'empêche de se réaliser, Kalesniko l'évoque tout aussi talentueusement dans une autre BD chaudement recommandée, Mariée par correspondance.

Quant à moi, cette première chronique m'aura littéralement épuisé ; aussi j'en termine là !

Joe Matt, Epuisé (Le Seuil, 2007)

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Publié dans Livres

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A
Très bonne rubrique et dommage que ta BD ne soit pas plus grande, j'ai du mal à lire dans les bulles. Très bon début!. <br /> J'aime ton blog vivement la suite. Alain
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K
Salut Alain,content que la BD de l'impayable Joe Matt te plaise ! Pour ce qui est de la planche de BD, bah j'avoue que j'ai as trop réussi à l'afficher plus grande, malgré mes efforts répétés. Argh... =/Amicalement,Kadja