Le syndrome Kitty Genovese, une passivité criminelle
« Il suffit qu'un homme paraisse ému, pour nous émouvoir et nous attendrir sur lui : "Je suis homme ; rien de ce qui est humain ne m'est étranger" [Terence]. [...] Les larmes d'un inconnu nous touchent, avant même que nous en sachions la cause, et les cris d'un homme qui ne tient à nous que par l'humanité, nous font courir à son secours, par un mouvement machinal qui précède toute délibération. »
[Denis Diderot, in Encyclopédie, article "Société".]
Voici un roman qui infirme cette assertion, et qui parait donc d'utilité publique, malgré ses (contestables) défauts, parce que nous sommes tous potentiellement concernés par ce phénomène, la non-assistance à personne en péril ; phénomène inquiétant et embarrassant (on l'évoque non sans un certain malaise), depuis la rame du RER parisien où l'agresse trop souvent en toute impunité jusqu'à notre palier où le voisin menace de défoncer, à coups de cendrier, le crâne de sa femme dont on peine à couvrir les cris en montant le son du poste de télévision ("Rha, ces sempiternelles querelles d'amoureux !...").
Il faut lire ce livre où l'on comprend que les témoins d'un crime, au bord de la complicité passive, sont parfois preque aussi redoutables que l'auteur dudit crime. A tel point qu'on hésitera à les convoquer au tribunal, par crainte que l'abjection de leur passivité ahurrissante ne fasse paraître, en comparaison, l'attitude de l'accusé moins monstrueuse, sa responsabilité plus diffuse.
Je sors pourtant de cette lecture avec un sentiment mitigé. En effet, autant l'histoire - un fait divers authentique, qui défrayé la chronique au printemps 1964 - est passionnante et porteuse, autant le traitement m'a semblé plat et souvent maladroit.
En effet, L'académicien (Goncourt, pas l'autre) Didier Decoin semble se (com)plaire, dans ce récit romancé de la tragédie de Kitty Genovese, à multiplier les analogies bidons, au lyrisme déplacé, et parfois même douteuses.
En outre, dans son entreprise d'extrapolation de la psyché des principaux personnages (un fait divers qui devient roman doit-il nécessairement en passer par là ?), l'auteur leur attribue - arbitrairement, l'enquête n'ayant pu livrer de telles déterminations - des personnalités que l'on pourra juger caricaturales.
Et que penser de celle de Kitty, dont l'auteur nous dresse le portrait en creux via le témoignage de témoins qui ne la connaissaient pas (!) ; lequel portrait - plutôt mièvre et partisan (bien que ce terme paraisse inaproprié ici, je n'en vois guère d'autre pour qualifier les débordements affectueux qu'affiche Decoin pour sa tragique héroïne) - qu'il complète en prêtant à la pauvre victime des états d'âme et autres appétences très hypothétiques, pour ne pas dire abusives et assez improbables.
Malgré tout, ce livre se lit sans réel déplaisir (nonobstant son sujet douloureux et malaisé), tant son matériau de base est riche et puissant. On nourrira simplement quelques regrets sur les options prises par Decoin, qui s'égare donc parfois dans l'anecdotique au mépris d'un examen plus méticuleux et instructif de ce phénomène troublant et dérangeant qu'est le "Syndrome Kitty Genovese" (encore appelé "Effet du témoin"), cette autosuggestion mentale du témoin d'un crime qui, paralysé, diffère ainsi de façon criminelle le moment d'agir face à l'évidence et l'urgence d'un danger qu'il évacuera rationnellement ; un réflexe mental qu'il ne faudra pas réduire à la seule peur, car il semble bien plus sûrement être un inextricable amalgame de panique, de passivité (inertie, apathie, sidération), de grégarisme (comportement moutonnier) et de déni du péril observé qu'un plausible instinct de sauvegarde dictera au témoin incrédule.
On se contentera donc de la lecture complémentaire de la notice Wikipédia relative à cette affaire, précieux appendice d'un roman dont l'initiative heureuse, pour judicieuse qu'elle soit, s'accompagne néanmoins d'une frustration persitante. Et c'est ainsi que l'on referme ce livre sur un fantasme : relire cette histoire - symptômatique de l'instinct grégaire qui règne dans la société humaine - sous la plume d'un écrivain moins... fleur bleue ; un auteur (Emmanuel Carrère ? Jean Teulé ?) capable, à tout le moins, d'une plus grande distanciation avec son héroïne malheureuse, à qu'il épargnerait ainsi la commisération passionnelle de ce vibrant hommage.
Ceci dit et pour conclure, j'aime constater - une fois encore -, en achevant cette chronique, qu'une lecture frustante, qui laisse quelques regrets, n'en est pas moins inspirante. Elle nous rendra peut-être même plus volubile, depuis la fibre critique qu'elle stimule en nous, qu'une lecture parfaitement satisfaisante ; redoutablement satisfaisante, même, en cela qu'une telle satisfaction postérieure (qu'elle soit assouvissement, satiété ou encore ravissement béat) porte en elle le risque de la stérilité critique. Soit la bête noire de tout blogueur-chroniqueur qui se respecte...