Leur Programme : l'engagement et le risque érigés en système

Publié le par Kadjagoogoo

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Crédit photo © Florent Tarrieux

 

Voilà. Hier soir (jeudi 27 mai 2010), dans une minuscule salle de la banlieue lyonnaise, le Clacson, j'ai enfin eu le bonheur extatique de voir Programme en concert, singulier et vital duo toulousain découvert il y a près de dix ans maintenant, à la faveur d'un premier album aussi radical qu'éprouvant. En 2000 (comme un symbolique nouveau départ  - "rock français, année zéro" - une page blanche, planche d'appui ou d'appel rabottée pour bâtir du neuf, arasée à coups d'ambiances sépulcrales et de contenu réactif - cet agent réel), en 2000, donc, un Programme aussi sombre qu'ambitieux et impopulaire (Je tiens pas spécialement a vous accrocher avec du style, mais j'y suis obligé / sans quoi il n'y aurait sans doute pas lieu d'être commercialisé / Mais sachez bien qu'c'est d'la merde...) s'annonçait comme l'excavation ingrate (l'autoconfinement dans la marge, via l'effroi probable du public maistream et l'indifférence crasse des mass-médias effrayés et déconcertés), opiniâtre et tourmentée d'une veine vierge et palpitante, affichant d'emblée cette lumineuse noirceur, cet effroi, cette implication et cette urgence qui caractériseront désormais son intransigeante production, à la lucidité crue(lle) et vertigineuse.

Cette absence de distanciation assumée, enfin, auquel le groupe ne dérogera plus, admise, là encore, avec raison et clairvoyance (ainsi qu'une belle humilité, aussi) par un auteur-interprète qui reconnait ne pas vraiment arriver à [se] mettre dans la peau d'une tierce personne dans ses textes, si personnels en effet. 

 

Programme - Je sais où je vais (2000)

 

Programme2000J'aime employer ce mot, "éprouvant", à propos de la teneur des disques et, donc, des prestations live de Programme, car il peut se comprendre et s'appliquer, en l'occurrence, dans tous les sens du terme. J'entends par là que la "musique" (ce terme, lui, est par contre ici presque réducteur, limitatif tant les télescopages entre textes [sur le mode, le plus souvent, de la scansion frénétique et implacable, harassant spoken word qui, dans un monde "popisant", est en soit un geste politique, un acte de résistance] - véritables manifestes, entre injonctions [au questionnement intérieur et sociétal] et introspections - et trames hip-hop-rock-électroacoustiques idoines [martèlements traumatisants, boucles électriques anxiogènes, plages sensibles alternativement frémissantes et haletantes, nappes atmosphériques [étouffantes], climats délétères et oppressants, échos industriels bruitistes, agrégat de samples, magmas en fusion et autres maelströms sonores), la musique de Programme, donc, éprouve au sens ou il met les sens (et les nerfs) à rude épreuve (même dans ses passages "calmes").

 

Enfin, cette musique extrême, hypnotique (ces guitares saturées, ce flow incandescent et pugnace) s'éprouve, via d'intenses états de conscience, de fulgurants raisonnements sous formes de sensations, tels que Dostoëvski les décrivaient si justement (« On sait que des raisonnements entiers passent parfois dans nos têtes instantanément, sous forme de sensations qui ne sont pas traduites en langage humain et d’autant moins en langage littéraire. »), avant Nathalie Sarraute même - des filiations (a priori) improbables (?) étant, je crois, à oser.

 

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Bref, avec le dadaïste Programme, la musique est, plus que jamais "du bruit qui pense" selon l'expression consacrée.
Et c'est bien cette pensée, malaxée et triturée, sur le principe d'un langage (forcément limité) sublimé par le transcendance d'une litanie prégnante et obsédante, captivante exhortation à la révolte personnelle et globale.
Tout semble ici combattre l'idée du confort, du consensus mou, de la résignation sereine. Et, surtout, une matière textuelle et sonore inextricable (les deux s'aliénant mutuellement dans une affolante cohésion) et suffisamment impénétrable pour résister à une interprétation définitive - cet épuisement du matériau poétique. Par exemple, cette phrase ambivalente :

Une vie où moins on se voit et mieux on se porte / Une vie où on trouve qu'il faut du courage pour s'avouer lâche chaque jour davantage...
("Une vie", in "L'enfer tiède", 2002)programe - enfer tiede

Une telle phrase, emblématique de cette belle résistance à toute entreprise de commentaire de texte qui caractérise les textes d'Arnaud Michniak, puise sa force et sa pertinence dans l'équivoque, je crois : l'auteur-interprète déplore totalement ce qu'il semble ici dénoncer ? Ou bien, plus ambigu, n'avoue-t-il pas ainsi au contraire, constat lucide, cette médiocrité - la sienne - qui le relie aux autres ?... Je crois, personnellement, qu'il est impossible de trancher, et c'est là à mes yeux toute la profondeur dérangeante (inconfortable) des textes-logorrhées qui innervent la discographie de Programme.


Bref, hier soir, d'une une modeste salle de MJC de Oullins, j'ai été bouleversé - traversé et secoué - par un concert auquel je n'espérais plus assister depuis que le duo avait - manifestement - suspendu (définitivement, semblait-t-il, à la lecture de sentences fossoyantes lues sur le Net ; au regard, surtout, de projets personnels divergents [le cinéma - tout aussi radical - pour Arnaud Michniak avec l'Objet Filmique Non Identifié Appelle ça comme tu veux , ou encore Prise de son dans un hôpital, ainsi qu'un autre, Bientôt, projet vidéo mort-né, "heureusement" (pour Programme, qui a peut-être vu là son salut ?) resté à l'état embryonnaire et qui fournira peut-être de la matière pour de prochains morceaux (puisque, c'est connu, « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. ») ; un album solo, Poing perdu, toujours pour le résistant invétéré Michniak, signe d'un (subtil) changement dans la continuité (Arnaud dit ainsi croire "à la beauté et à la poésie du peintre qui peint toujours la même chaise mais dans des couleurs sensiblement différentes"), tout comme sa participation active à la production des deux [excellents] albums de NONSTOP, très (trop ?) programmatiques, qui semblent donc également s'inscrire dans un programme (plus) global ; tandis qu' "une vie de famille paisible" et "un métier à côté [à prendre] plus sérieusement en main" occupaient désormais Damien Bétous, loin de l'agitation et du tumulte qui sous-tendent [le] Programme) depuis cinq ans son activité militante. Cinq longues année durant lesquelles les deux compagnons ont effectivement rompu avec l'entité Programme, se perdant même totalement de vue durant cette période.

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Providentiel et cinglant démenti à la rumeur pessimiste que cette contagieuse décharge d'adrénaline, donc, à la faveur d'une tournée de promotion pour leur tout nouvel opus Agent réel : Programme communique à son public clairsemé (majoritairement jeune et masculin...) une belle et inouïe énergie du désespoir, vraie et sincère, la poésie affleurant sous un son brut et massif.

 

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Et si j'ai parlé d'inconfort inhérent à la relation carabinée que l'on entretient fatalement avec l'oeuvre (l'art) de Programme, programme_bogue.jpget plus particulièrement lors d'une de leur performance scénique, il s'agit plutôt de tension (ce mot et cette notion sublimes, comme je ne me lasse pas de l'affirmer ; comme je défends par ailleurs - mais c'est lié, le principe [avéré] de "bon stress", cette salutaire stimulation) que d'un réel malaise. Ce dernier figure pourtant, lui aussi, dans l'équation en forme d'exutoire à laquelle peut d'apparenter un concert de Programme : malaise il y a pour le spectateur (ravi de l'épreuve de force qu'il vient de s'infliger comme une hygiène morale et psychique) qui sortira de là sonné, hagard et tête baissée, aussi réconforté (moins seul, moins incompris) que passablement déprimé ; bref, sous le choc.
Malaise, surtout, d'une (trop ?) grande et puissante (re)prise de conscience de tout ce qui nous sépare, encore, d'un certain idéal de vie, plus noble et intègre, auquel prétendre. A croire que, décidément, les écoutes compulsives de leur addictives galettes sont encore trop peu profitables à l'auditeur qui devra, au sortir de cette délectable Experience (clin d'oeil au groupe - également réjouissant [et également vu en live au Ninkasi de Lyon en 2002, cette chance] - de l'acolyte des débuts, l'ex-Diabologum Michel Cloup), s'empresser remettre l'ouvrage sur le métier pour, toujours mieux, intégrer cette notion fondamentale :

La vérité distribue la honte. Honte d'être minable, égoïste et sans projet ; si ce n'est celui de continuer à cultiver la seule chose qui aie porté ses fruits : l'idéalisme.
("Demain", in "Mon cerveau dans ma bouche", 2000)

 

Et Michniak d'asséner, encore, au printemps 2010, toujours plus conscient de ce qu’implique le fait de ne pas être serein : "Aller de l’avant et la révolte, ça me parait indissociable oui, mais une grande partie du combat est à mener contre soi-même..."

 

Et toujours cette exigeance sans autocomplaisance, excluant tout automatisme, radotage, concessions et autres facilités : "C’est aussi une réflexion personnelle sur le réel que j’avais faite tout d’un coup sur (hésitations)… la façon d’être artiste aujourd’hui sans être déconnecté, sans rentrer dans un microcosme. Sans devenir un peu un automate aussi, finalement, de la consommation culturelle. [...] Comment trouver quelque chose à dire qui ne nourrisse pas le marasme, qui ne soit pas une phrase de plus, qui ne soit pas un disque de plus ?" 

 

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Ah, un concert de Programme : (forcément trop) court, nerveux, crispant, à l'instar de leurs disques "coups de poing" ; entre douloureuse introspection sur le vif (la problématique à la fois intime et universelle de Michniak renvoyant chacun à ses propres questionnements) et reconnaissance mutuelle, délivrance et consolation. Concert singulier, avec son (unique !) vigile avenant et sa faible représentation féminine (symptomatique ?) ; sa première partie adéquate et bien sentie ; concert où même le (supposé) pirate, qui capte subrepticement la matière vivante de cette peu solennelle communion, se défend "légitimement" d'être le parasite roué qu'il parait, se posant plutôt en amateur avisé soucieux de n'enregistrer que quelques morceaux scrupuleusement choisis. Merci à ce propos à Donia (si tu lis ce billet) d'avoir - innocemment - posé la question éclairante et m'avoir, ainsi, procuré la discrète satisfaction de voisiner avec un (autre) esthète.

 

Pour les addicts à la vindicte programmatique - anciens, récents ou futurs convertis à cette nécessaire dissidence (Programme devrait à ce titre être déclaré d'intérêt public ) -, un extrait de leur nouveau brûlant brûlot :

 

Programme - Agent Réel (extrait du nouvel album éponyme sorti chez Ici d'Ailleurs)
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Programme prône, sur ce dernier effort (le mot est ici particulièrement idoine avec ce duo qui semble produire sa discographie sporadique aux forceps, se décrivant-lui même comme une association de "maniaco-dépressifs" stressés et hyper exigeants), un nettoyage éthique, comme pour prendre à contre-pied le fameux adage de Patrick TF1 spirit Le Lay sur le temps de cerveau disponible (pour Coca-Cola). Ici, il s'agira donc plutôt de se purger la cervelle au karcher, de la purifier même, afin de la rendre disponible à une conception existentielle autre, accessible, enfin, à des valeurs plus dignes. Avec Programme, je mets mon cerveau dans ma bouche et, ce faisant, je me le réapproprie, enfin.
Programme - Medley live

A lire aussi, pour prolonger le plaisir et, éventuellement, la découverte, l'interview du groupe, un document rare et précieux compte tenu de la parcimonie avec laquelle il se plie à cet exercice.

Le (nouveau) site officiel de Programme => http://www.prgrmm.com/
Le MySpace (officiel) du groupe => http://www.myspace.com/prgrmm
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Publié dans Musique

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